Une rivière modeste
Je suis la Lesse, modeste rivière de Wallonie, née sur le plateau Ardennais, qui après un parcours de 89 km, se jette dans la Meuse. Je traverse des paysages champêtres faits de bois et de prairies, et mon parcours est jalonné de vieux moulins et de petits villages aux maisons de pierre. Rien que du très banal, me direz-vous. En quoi est-ce susceptible de nous intéresser?
Eh bien, détrompez-vous, mon destin est plus épique qu'il n'y parait. À l'origine, tout me destinait à couler des jours paisibles et à mener ma vie sans autre ambition que de rencontrer un fleuve plus puissant qui emporterait mes eaux vers la mer. Mais c'était sans compter avec les aléas du relief et de la géologie.
Le Massif de Boine
En aval du village de Belvaux, je rencontrai un obstacle de taille, la masse calcaire du plateau de Boine. J'aurais pu, comme dans des temps lointains, contourner la montagne par un long méandre paresseux. Mais plus tard, ayant acquis plus de force et d'assurance, je décidai de m'attaquer frontalement au massif.
La roche a beau paraitre solide et indestructible, elle comporte cependant des failles, des fissures, autant de faiblesses qui cèdent en premier aux assauts du courant. Et dès lors qu'une brèche est ouverte, aussi fine soit-elle, je m'y engouffre avec force pour agrandir les vides et m'y frayer un passage.
Voyage à travers les pénombres
J'ai pour moi des atouts de taille : mon énergie toujours renouvelée et le temps géologique. La masse calcaire, elle, est inerte. Elle ne peut pas lutter contre la sape régulière des eaux. C’est au prix de beaucoup de patience et d'opiniâtreté, que j'ai pu creuser peu à peu tout un réseau souterrain et sortir, triomphante et fière, de l'autre côté de la montagne, au Trou de Han. Avouez que ce n'est pas n'importe quelle rivière qui peut se vanter de compter plus de dix kilomètres de parcours souterrain !
C'est ainsi que j'ai pu accomplir mon grand œuvre, véritable travail d'alchimie qui transfigure la matière. Car ne croyez pas que je sois capable seulement de force brute, j'ai aussi des talents d'artiste, comme en témoignent les beautés minérales des cavités que j'ai créées.
Eau de rivière, eau de pluie
Pour cela, j'ai obtenu l'aide d'une alliée de premier ordre, l'eau météorique, celle qui provient de la pluie, imprègne les sols et s'y infiltre. Elle aussi profite des vides, si minuscules soient-ils, pour pénétrer dans la roche. Puis en suintant et s'écoulant sur les plafonds et parois des cavités, elle redépose les minéraux dont elle s'est chargée et construit ainsi une multitude de décors de calcite. À moi le gros œuvre : ouverture de couloirs, de galeries et de puits, agrandissement des salles, sculpture et érosion des parois. À elle les finitions et la décoration finale avec à sa disposition, une gamme infinie de concrétions : draperies, coulées de calcite, stalactites et stalagmites, cristaux, fistuleuses ou excentriques.
Finalement, c'est le mariage des eaux et du calcaire et leur collaboration tout au long des millénaires qui sont à l'origine des magnifiques Grottes de Han. Mais rien n'est figé et notre travail est loin d'être achevé. D'ailleurs, le sera-t-il un jour ? Les réseaux comme Le Père Noël ou le Réseau Sud, d'où je me suis partiellement retirée, sont en phase de finition et bénéficient déjà d'une décoration foisonnante. Les eaux d'infiltration y poursuivent leur construction patiente...
De plus en plus profondément
Quant à moi, la Lesse, je ne me satisfais pas d'avoir percé la montagne. Je continue à creuser sans relâche à l'intérieur. Ainsi des réseaux comme la Lesse souterraine, la galerie Antiparos ou le Trou des Crevés sont encore partiellement en chantier. Je charrie du sable, des galets, des branchages et même des troncs d'arbre venus de l'extérieur. Je dépose des couches de limon et de boue noire que peuplent les lombrics. Mes crues régulières bouleversent sans cesse les lieux, colmatent les passages ou bien au contraire les débouchent sous la pression des flots.
L'environnement est austère et sombre car la blancheur de la calcite n'éclaire pas encore la roche. Le temps n'est pas encore venu de penser à l'esthétique. Pour le moment, je continuer à creuser et à avancer.
Une œuvre qui défie le temps
Pourquoi, me direz-vous, tous ces efforts ? À quoi bon tant de travail ? Tout d'abord, sachez qu'il n'est pas de meilleure récompense que de se lancer dans une œuvre a priori démesurée, et de la voir finalement couronnée de succès. L'amour du travail bien fait, la joie de la création ne sont pas l'apanage des hommes. Les dieux aussi ont leur ambition et leur fierté.
Et puis, avouez que la lutte contre la montagne n'était pas gagnée d'avance. En dépit de mon apparente inconsistance, ma fluidité, je suis venue à bout d'un monstre de calcaire solide réputé inébranlable.
Éclat de beauté
Enfin, j'ai la preuve que mon œuvre est appréciée des hommes. Qu'ils soient simples visiteurs, touristes, guides, spéléologues ou scientifiques, je les ai vus défiler dans mes réseaux souterrains au cours de âges et témoigner d'une admiration jamais démentie.
Et ma plus grande récompense est que les photographes me vouent un véritable culte et n'ont de cesse de célébrer ma beauté à travers leurs clichés. Ils espèrent à leur manière toucher le plus grand nombre, à la fois ceux qui n'ont pas eu la chance de m'approcher et ceux qui ont déjà visité les Grottes de Han et en gardent un souvenir ébloui.
Puissent leurs images transmettre un peu de leur admiration, de leur émotion face à toutes ces beautés naturelles dont je suis à l'origine. À vous de juger !
Ce texte - ode à la rivière la Lesse - a été composé par Annie Guiraud. Les photos sur cette page ont été prises par son époux Philippe Crochet, photographe de la spéléologie et du monde minéral.