L'épopée d'une rivière

Texte : Annie Guiraud â—Ź Photos : Philippe Crochet

De nombreuses civilisations du monde, celtes, grĂ©co-romaines, chinoises ou japonaises considèrent que la Nature est rĂ©gie par des Dieux. Cela peut heurter certains esprits cartĂ©siens modernes, mais il est vrai que la beautĂ© de certains paysages suscite Ă  juste titre l’admiration des hommes. Et de l'admiration Ă  la vĂ©nĂ©ration il n'y a qu'un pas. 

Les sources, les rivières et les fleuves n'échappent pas bien entendu à cette tendance, car ils représentent un élixir de vie et de fertilité essentiel à la survie humaine. C'est pourquoi de nombreuses mythologies font une place de choix aux déesses de l'Eau, divinités bienveillantes et protectrices. Je suis l'une d'entre elles et je vais vous raconter mon histoire...

Une rivière modeste

Je suis la Lesse, modeste rivière de Wallonie, nĂ©e sur le plateau Ardennais, qui après un parcours de 89 km, se jette dans la Meuse. Je traverse des paysages champĂŞtres faits de bois et de prairies, et mon parcours est jalonnĂ© de vieux moulins et de petits villages aux maisons de pierre. Rien que du très banal, me direz-vous. En quoi est-ce susceptible de nous intĂ©resser? 

Eh bien, dĂ©trompez-vous, mon destin est plus Ă©pique qu'il n'y parait. Ă€ l'origine, tout me destinait Ă  couler des jours paisibles et Ă  mener ma vie sans autre ambition que de rencontrer un fleuve plus puissant qui emporterait mes eaux vers la mer. Mais c'Ă©tait sans compter avec les alĂ©as du relief et de la gĂ©ologie. 

Le Massif de Boine

En aval du village de Belvaux, je rencontrai un obstacle de taille, la masse calcaire du plateau de Boine. J'aurais pu, comme dans des temps lointains, contourner la montagne par un long mĂ©andre paresseux. Mais plus tard, ayant acquis plus de force et d'assurance, je dĂ©cidai de m'attaquer frontalement au massif. 

La roche a beau paraitre solide et indestructible, elle comporte cependant des failles, des fissures, autant de faiblesses qui cèdent en premier aux assauts du courant. Et dès lors qu'une brèche est ouverte, aussi fine soit-elle, je m'y engouffre avec force pour agrandir les vides et m'y frayer un passage. 

Voyage à travers les pénombres

J'ai pour moi des atouts de taille : mon Ă©nergie toujours renouvelĂ©e et le temps gĂ©ologique. La masse calcaire, elle, est inerte. Elle ne peut pas lutter contre la sape rĂ©gulière des eaux. C’est au prix de beaucoup de patience et d'opiniâtretĂ©, que j'ai pu creuser peu Ă  peu tout un rĂ©seau souterrain et sortir, triomphante et fière, de l'autre cĂ´tĂ© de la montagne, au Trou de Han. Avouez que ce n'est pas n'importe quelle rivière qui peut se vanter de compter plus de dix kilomètres de parcours souterrain !

C'est ainsi que j'ai pu accomplir mon grand Ĺ“uvre, vĂ©ritable travail d'alchimie qui transfigure la matière. Car ne croyez pas que je sois capable seulement de force brute, j'ai aussi des talents d'artiste, comme en tĂ©moignent les beautĂ©s minĂ©rales des cavitĂ©s que j'ai créées. 

Eau de rivière, eau de pluie

Pour cela, j'ai obtenu l'aide d'une alliée de premier ordre, l'eau météorique, celle qui provient de la pluie, imprègne les sols et s'y infiltre. Elle aussi profite des vides, si minuscules soient-ils, pour pénétrer dans la roche. Puis en suintant et s'écoulant sur les plafonds et parois des cavités, elle redépose les minéraux dont elle s'est chargée et construit ainsi une multitude de décors de calcite. À moi le gros œuvre : ouverture de couloirs, de galeries et de puits, agrandissement des salles, sculpture et érosion des parois. À elle les finitions et la décoration finale avec à sa disposition, une gamme infinie de concrétions : draperies, coulées de calcite, stalactites et stalagmites, cristaux, fistuleuses ou excentriques.

Finalement, c'est le mariage des eaux et du calcaire et leur collaboration tout au long des millénaires qui sont à l'origine des magnifiques Grottes de Han. Mais rien n'est figé et notre travail est loin d'être achevé. D'ailleurs, le sera-t-il un jour ? Les réseaux comme Le Père Noël ou le Réseau Sud, d'où je me suis partiellement retirée, sont en phase de finition et bénéficient déjà d'une décoration foisonnante. Les eaux d'infiltration y poursuivent leur construction patiente...

De plus en plus profondément

Quant Ă  moi, la Lesse, je ne me satisfais pas d'avoir percĂ© la montagne. Je continue Ă  creuser sans relâche Ă  l'intĂ©rieur. Ainsi des rĂ©seaux comme la Lesse souterraine, la galerie Antiparos ou le Trou des CrevĂ©s sont encore partiellement en chantier. Je charrie du sable, des galets, des branchages et mĂŞme des troncs d'arbre venus de l'extĂ©rieur. Je dĂ©pose des couches de limon et de boue noire que peuplent les lombrics. Mes crues rĂ©gulières bouleversent sans cesse les lieux, colmatent les passages ou bien au contraire les dĂ©bouchent sous la pression des flots. 

L'environnement est austère et sombre car la blancheur de la calcite n'éclaire pas encore la roche. Le temps n'est pas encore venu de penser à l'esthétique. Pour le moment, je continuer à creuser et à avancer.

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Une œuvre qui défie le temps

Pourquoi, me direz-vous, tous ces efforts ? Ă€ quoi bon tant de travail ? Tout d'abord, sachez qu'il n'est pas de meilleure rĂ©compense que de se lancer dans une Ĺ“uvre a priori dĂ©mesurĂ©e, et de la voir finalement couronnĂ©e de succès. L'amour du travail bien fait, la joie de la crĂ©ation ne sont pas l'apanage des hommes. Les dieux aussi ont leur ambition et leur fiertĂ©. 

Et puis, avouez que la lutte contre la montagne n'était pas gagnée d'avance. En dépit de mon apparente inconsistance, ma fluidité, je suis venue à bout d'un monstre de calcaire solide réputé inébranlable.

Éclat de beauté

Enfin, j'ai la preuve que mon Ĺ“uvre est apprĂ©ciĂ©e des hommes. Qu'ils soient simples visiteurs, touristes, guides, spĂ©lĂ©ologues ou scientifiques, je les ai vus dĂ©filer dans mes rĂ©seaux souterrains au cours de âges et tĂ©moigner d'une admiration jamais dĂ©mentie. 

Et ma plus grande rĂ©compense est que les photographes me vouent un vĂ©ritable culte et n'ont de cesse de cĂ©lĂ©brer ma beautĂ© Ă  travers leurs clichĂ©s. Ils espèrent Ă  leur manière toucher le plus grand nombre, Ă  la fois ceux qui n'ont pas eu la chance de m'approcher et ceux qui ont dĂ©jĂ  visitĂ© les Grottes de Han et en gardent un souvenir Ă©bloui. 

Puissent leurs images transmettre un peu de leur admiration, de leur émotion face à toutes ces beautés naturelles dont je suis à l'origine. À vous de juger !

Ce texte - ode Ă  la rivière la Lesse - a Ă©tĂ© composĂ© par Annie Guiraud. Les photos sur cette page ont Ă©tĂ© prises par son Ă©poux Philippe Crochet, photographe de la spĂ©lĂ©ologie et du monde minĂ©ral.

www.philippe-crochet.com

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